Avant-propos méthodologique
Le travail de recherche à l’origine de cette communication est avant tout documentaire : ouvrages, articles de presse et sources médiatiques, tant roumaines que françaises. Parallèlement, une veille scientifique et événementielle constante, plusieurs visites de Rosia Montana et de multiples rencontres avec les acteurs impliqués dans les processus de défense écologique et de mise en patrimoine, m’ont permis d’enrichir ce travail et de l’actualiser.
Une enclosure [1] de taille
En 1999, la compagnie Rosia Montana Gold Corporation (RMGC, dont 80% des actions sont détenues par l’entreprise minière canadienne Gabriel Ressources et 20% par l’Etat roumain) obtient la licence d’exploitation de l’or à ciel ouvert avec usage de cyanures sur les terres de la première localité attestée en Roumanie – Alburnus Maior, 131 apr. J.-C. – aujourd’hui commune pluriethnique, multi religieuse et paupérisée dont une partie de l’héritage bâti date du XVIIIe siècle. L’exploitation nécessiterait d’anéantir deux monuments naturels et d’aménager 363 ha d’étang de résidus toxiques à moins de 6 km d’une commune de 6 000 habitants située en contrebas, ainsi que la délocalisation des habitants du village et l’abandon des onze cimetières et sept églises, ce qui correspondrait à la plus grande menace écologique, sociale et mémorielle connue dans la Roumanie du IIIe millénaire.
L’Etat roumain invite, de 1999 à 2011, des chercheurs de l’Université Toulouse Le Mirail à étudier les 70 km de galeries (dont 3-4 km de galeries romaines et 4-5 km de galeries médiévales) pour décider de leur valeur.

Parallèlement, la RMGC ouvre une campagne agressive de médiatisation du projet, d’achat des maisons et d’expulsion des habitants, ainsi que de nuisance professionnelle aux opposants au projet. Dans ce sens, RMGC achète la grande partie des propriétés pour les laisser se dégrader [2], afin de pouvoir rendre la demande de déclassement légitime [3] (Barraud, 2015), pratique largement utilisée dans la Roumanie post-communiste et notamment à Bucarest.



En réponse à cette menace, l’association Alburnus Maior est créée en septembre 2000. Son opposition au projet se traduit par la mobilisation d’arguments sociaux, environnementaux, économiques, juridiques et plus tard, culturels.

Des avocats bénévoles se mobilisent et de 1999 à 2013, environ vingt avis favorables au projet minier sont rejetés en dernière instance. Des formes de soutien aux actions de l’association (expertise, communication, sensibilisation du grand public et des instances locales, nationales et supranationales) se cristallisent de 2000 à 2009. Elles rassemblent l’Eglise Orthodoxe Roumaine (plus de 80% des roumains sont orthodoxes, la plupart pratiquants) ; des figures majeures de l’intelligentsia roumaine dont l’expertise en matière de valeur archéologique, architecturale et paysagère n’est pas remise en cause [4] ; des figures internationales [5] ; mais aussi des figures du cinéma et du monde artistique [6], etc. Il faudrait ajouter à cela les actions individuelles ou de groupe [7] - ainsi que le soutien aux militants d’Alburnus Maior, manifesté massivement par la diaspora roumaine du monde entier, permettant la cristallisation des alliances ainsi qu’une évidente mise en visibilité du conflit d’intérêts.
Suite à cette ébullition civique, on assiste à partir de 2009 à une prise de conscience de la valeur du patrimoine local (archéologique, naturelle, architecturale, paysagère, culturelle) invoquée lors de la mobilisation pour l’inscription de Rosia Montana sur la liste indicative de l’UNESCO, car respectant quatre critères de sélection sur dix [8]. Parallèlement, l’association ARA (architecture, restauration, archéologie) [9] conçoit le programme palliatif « Adopte une maison » et les workshops d’été ambitionnant de restaurer les maisons des habitants « irréductibles », en guise de manifeste. Revenant à la procédure d’inscription, en 2009 et en 2010, l’association ARA demande deux fois de suite au Ministère de la Culture l’inscription de Rosia Montana sur la liste indicative du patrimoine mondial. En 2010, Pro Patrimonio, ICOMOS et l’Académie Roumanie réclament par le biais d’une déclaration commune cette même inscription, tout comme l’Union des Architectes de Roumanie en 2011. La Commission Nationale des Monuments Historiques vote à l’unanimité l’inscription sur cette liste et la 17e assemblée générale de l’ICOMOS [10] la recommande aux autorités roumaines, ce qui ne peut que renforcer la prise de position d’Europa Nostra [11] qui inscrit en 2013 le village dans le programme « 7 sites les plus menacés ».
Cependant, l’inscription sur la liste du patrimoine mondial, qui reste une compétence des pouvoirs publics, ne se concrétise toujours pas [12] dans le contexte national roumain d’« oligarchie libérale consolidée » d’après les mots de Marcelo Lopes de Souza (Gintrac, Giroud, 2014). Dans le même sillon, en 2010, le Parlement européen vote pour l’interdiction de l’exploitation à base de cyanures sur le territoire européen, mais laisse l’application de cette initiative législative à la latitude des Etats. Sans aucune surprise, l’Etat roumain ne ratifie pas non plus cette directive européenne. En guise de réponse, les contestataires du projet officiel conçoivent un contre-projet de développement doux par le biais de l’agro-tourisme (la première maison d’hôtes date de 2008), de l’entrepreneuriat (savoir-faire, main d’œuvre et matériaux locaux) et de la performance artistique, notamment de Fânfest [13] - le festival du foin, les premières éditions datant de 2004-2007. Nous pouvons donc faire le constat que l’héritage naturel et l’héritage bâti - le village et les galeries minières – font de nos jours l’objet d’un argumentaire susceptible de garantir un contre-projet d’aménagement « doux » s’appuyant sur l’agro-tourisme et les savoir-faire locaux. Cela nous permet de formuler l’hypothèse d’une patrimonialisation bottom-up de Rosia Montana, qui serait effective en dépit de l’absence de reconnaissance du Ministère de la Culture et de la Communication. Celle-ci serait rendue possible notamment par la reconnaissance que lui manifestent les institutions roumaines investies d’une capacité d’expertise ce qui renforcerait l’idée que, de nos jours, le patrimoine nécessite d’être plébiscité, reconnu par une communauté de référence et que le temps du patrimoine « imposé par le haut » est révolu.



Pour revenir aux modes d’actions moins élitaires et disposant d’une plus grande force de frappe, le recours à la satire politique [14] et aux réseaux sociaux numériques [15] est également remarquable dans ce combat inégal entre l’État roumain qui délègue son pouvoir à une multinationale privée et les habitants du village.

Par exemple, en 2013, lors de la tentative de modification de la loi des mines n°85 de 2003 (approuvée par le Sénat et les commissions de la Chambre des députés en 2011) qui déclarait l’action privée de RMGC « d’utilité publique » les militants, artistes et bénévoles ont enclenché la « grande expropriation » (les grands propriétaires privés et les gestionnaires des biens publics recevaient devant la caméra un certificat d’expropriation émis par des associations dénonciatrices des abus de la classe politique). Cette action s’est soldée par 150 000 signatures contre la loi et la « chute boursière » vertigineuse de Gabriel Ressources (Gotiu, 2013). Quelques mois plus tard, la proposition de loi dite « de l’expropriation nationale » pour Rosia Montana a généré des soulèvements à Cluj et à Bucarest et l’occupation massive de l’espace public. Les protestations en masse, connues sous le nom de « l’automne roumain » ont mené à abandon de la loi. Plus récemment, en juin 2015, RMGC a déposé une plainte [16]au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale pour la résolution des disputes d’investissement, contre l’Etat roumain qu’elle accusait d’avoir violé le contrat de partenariat. Cela a été interprété par les associations de défense de Rosia Montana comme la reconnaissance de la part de RMGC de l’abandon du projet. Néanmoins, la demande de juin 2016 d’Alburnus Major de participer à l’arbitrage en qualité d’Amicus Curiae a reçu une réponse négative, ce qui alimente le soupçon de l’association concernant l’intention et la capacité des représentants de l’Etat roumain de défendre l’intérêt public [17].
Précédemment, fin 2015, le ministre de la Culture, Vlad Alexandrescu, fraichement nommé, installe à la tête de l’Institut national du patrimoine, l’architecte Stefan Balici, membre du conseil d’Europa Nostra de 2014 à 2017 et défenseur de l’héritage culturel de Rosia Montana par le biais de l’association ARA dont il est le vice-président. De même, le 15 janvier 2016, lors du Gala de l’Administration du fond culturel national (AFCN) pour les organisations non gouvernementales et les managers de la culture, l’AFCN, bras armé du ministère, accorde le « prix pour l’activation du patrimoine immatériel » [18] à l’association Alburnus Maior pour l’organisation de Fân Fest, comme le plus grand événement culturel militant de Roumanie. Le 6 février 2016, date de la célébration de 1885 années d’existence de la commune [19], le même ministre annonce publiquement l’inscription de Rosia Montana sur la liste indicative du Patrimoine mondial de l’Unesco. Enfin, le 4 janvier 2017, la nouvelle ministre de la culture, Corina Suteu, décide de répondre aux pressions de la société civile (pétitions et manifestations) et d’envoyer le dossier « Le Paysage culturel minier Rosia Montana » à l’Unesco, malgré l’hésitation de son propre gouvernement, hésitation qui avait scandalisé la société civile quelques jours plus tôt.
La « leçon » Rosia Montana
Mon intérêt pour cette prise de conscience de la valeur du patrimoine local, au moment où la menace écologique devient critique, est à l’origine de cette recherche. Si la valeur patrimoniale a fini par être reconnue en 2016 - quand Rosia Montana a été inscrite sur la liste indicative du Patrimoine mondial de l’Unesco – c’est la revendication de reconnaissance de la part de l’UNESCO de la valeur de paysage culturel du village minier paupérisé et plus largement l’usage fait du processus de patrimonialisation dans la lutte de la société civile qui me semblaient remarquables. D’autant plus que cela a permis un éveil aussi bien en ce qui concerne l’importance de la sauvegarde du patrimoine (entendu ici dans l’acception très large d’héritage qu’on a la responsabilité de transmettre aux générations futures), qu’en matière de prise de conscience du pouvoir d’agir non-négligeable des communautés organisées, comme le prouvent bien les nombreux réseaux associatifs [20] renforcés depuis et la récente transformation d’un d’entre eux en parti politique proposant une « alternative honnête » aux pouvoirs corrompus [21].
A Rosia Montana, le scénario de la compagnie canadienne et des dirigeants de l’Etat prévoyait l’installation d’une enclosure représentant une réelle menace socio-économique et environnementale, mais aussi de l’identité culturelle et du mode de vie des habitants de ce village (non consumériste, sobre, respectant la nature). Dans un premier temps, les effets « classiques » de toute enclosure se sont fait sentir - érosion de la solidarité et de la capacité d’autodétermination des règles de fonctionnement de la communauté, tensions, remise en question des formes déjà pratiquées d’exploitation des ressources, dissolution de la communauté, abus patrimoniaux, paralysie économique et départs vers les villes en quête d’emplois. Dans un second temps, le conflit s’est concrétisé par la revendication du droit de décider localement de la manière de développer le territoire.
Droits et devoirs
J’ai saisi l’occasion que cette recherche m’offrait pour questionner la citoyenneté perçue par le prisme de la patrimonialisation d’un espace habité. Dans le cas de Rosia Montana, nous l’avons vu, cet espace habité n’est pas anodin ou paisible, car il fait l’objet d’un projet d’enclosure visant à rendre les habitants dépendants de l’Etat et des marchés qui imposent des règles de développement territorial, qui vont à l’encontre des ententes ancestrales responsables d’une gestion soutenable des ressources du territoire. En effet, la compagnie privée soutenue par l’Etat s’attaque aux droits et libertés de la communauté de Rosia Montana de décider collectivement et démocratiquement des formes de développement économique. Etre citoyen dans ce cas réclamerait-il une attitude docile vis-à-vis d’une direction imposée par l’Etat, économiquement impuissant et indifférent à toute revendication locale, ou supposerait-il plutôt une défense des valeurs communautaires au-delà des marges de manœuvre des structures étatiques et du marché économique ? Affirmer ses droits de décider de l’emploi des richesses dont il est garant et qu’il se doit de transmettre aux générations futures, tout comme prendre conscience de son devoir d’agir, me semble être la plus belle forme de manifestation d’une citoyenneté active et responsable.
Respect de l’intérêt public
Devant un Etat qui subit la pression du néolibéralisme entrepreneurial et qui abandonne le rôle d’instance régulatrice, de bon gestionnaire des ressources publiques et de garant du « bien commun » et de « l’intérêt public », les populations sur le terrain et les associations sont obligées d’agir : on assiste ainsi à la cristallisation d’une société civile puissante dont les moyens d’expression et d’action utilisés à Rosia (actions juridiques, occupation de l’espace public à l’échelle nationale, pétitions, performances artistiques, satire politique, mise en patrimoine et mise en tourisme du territoire, etc.) feront école dans d’autres campagnes de mobilisation sociale (comme par exemple celle contre la rupture hydraulique, ou encore contre l’exploitation des métaux à base de cyanures). On remarque donc une reproductibilité de l’action : un savoir agir et une culture de la mobilisation exceptionnelles pour la Roumanie post-communiste et applicables dorénavant.
De ce fait, il me semble qu’il est possible d’affirmer que, grâce à ce combat de la société civile, on assiste en Roumanie à un rééquilibrage des pouvoirs et à la mise en place de solidarités durables entre les acteurs émergents. Les victoires obtenues par les défenseurs du contre-projet à Rosia Montana en font la preuve et rendent légitimes les actions citoyennes de veille au respect de l’intérêt public, « avec l’Etat, malgré l’Etat, contre l’Etat » pour paraphraser à nouveau Marcelo Lopez de Souza.
Mise en visibilité et montée en compétences
De plus, le conflit semble agir dans le cas de Rosia Montana comme élément socialisateur, permettant de créer ou de resserrer les liens entre les militants d’associations diverses, entre citoyens lambda et experts, entre représentants de classes sociales et groupes ethniques divers, entre spécialistes de divers champs disciplinaires. La menace a aggloméré tout simplement toutes les forces qui s’opposaient au projet générant par la même occasion des plateformes de dialogue. Le conflit a aussi rendu visible et audible le groupe d’habitants qui a gagné en reconnaissance lui permettant de « s’asseoir à la table des négociations » comme acteur à part entière (échanges avec les institutions supranationales telles que le Parlement européen, Europa Nostra, ou Pro Patrimonio etc., débats télévisés, presse nationale et monde 2.0). Dans une perspective positiviste, le conflit a donc permis une montée en confiance et en compétences du groupe d’habitants (capacité d’imaginer un projet alternatif, d’inventer les outils pour sa communication et sa mise en œuvre). De la même façon, la mobilisation de la diaspora a joué un rôle particulièrement important (pédagogie, communication, visibilité) lui permettant de gagner la légitimité de s’immiscer dans les affaires de son pays d’origine. Sa force de proposition s’est retrouvée consolidée et de nouvelles solidarités se sont tissées avec les roumains restés au pays. Enfin, la mobilisation des experts nationaux et internationaux contre le projet d’exploitation a été des plus importantes, car elle cautionnait avant tout une construction patrimoniale durable et bottom-up (il faut rappeler ici le manque de reconnaissance ministérielle de 2009 à 2015 à l’égard de la valeur patrimoniale de Rosia Montana) qui a transformé le regard national sur le patrimoine jusqu’alors institutionnalisé.
La prise de conscience des enjeux du statut de citoyen s’est matérialisée ici aussi par l’obligation d’agir contre l’ensemble des structures menaçant le fonctionnement pérenne d’un ordre communautaire ancien, mis à mal par des stratégies de développement onéreuses et visant l’épuisement des ressources. Etre citoyen dans ce cas nécessitait avant tout la sortie de l’anonymat, de l’indifférence et du défaitisme caractéristiques de la Roumanie des années 1990 et par ces acquis, la lutte pour un développement soutenable de Rosia Montana représente non pas uniquement une victoire exemplaire, mais aussi un savoir agir reproductible que les acteurs et sympathisants d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas prêts d’oublier.
Nous l’avons vu, Rosia Montana a représenté pour la société civile une prise de conscience de son propre pouvoir, lui permettant de devenir plus mature et plus efficace. De nos jours, elle représente aussi la preuve que l’abnégation des militants pour la reconnaissance d’un héritage culturel amplement plébiscité paye et qu’un développement qui se veut soutenable ne peut plus faire l’économie d’une adhésion citoyenne aux projets décidés par le monde économique.
De ce fait, ce processus remarquable d’émancipation roumaine ainsi que les outils qu’il mobilise - trop peu étudiés par les chercheurs et dont la confrontation avec d’autres mobilisations sociales qui lui sont contemporaines reste à faire - mériterait, il me semble, de gagner plus l’intérêt du monde scientifique, ce que j’appelle de mes vœux.