Dossier
Patrimonialiser l’habiter : quels usages deviennent-ils patrimoine ?
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Pour citer cet article :

Debarre, Anne, « Nemausus, patrimonialisation d’une architecture vécue », dossier « Patrimonialiser l’habiter : quels usages deviennent-ils patrimoine ? », 14 février 2019, www.reseau-lieu.archi.fr/a38

Nemausus, patrimonialisation d’une architecture vécue

Par Anne Debarre
rchitecte DPLG, Anne Debarre est maître de conférences en Histoire et culture architecturales à l’ENSA Paris-Malaquais et (...)

Résumé
Réalisé en 1987 à Nîmes, Nemausus reçoit en 2008 le label « Patrimoine du XXe siècle », jugé « exceptionnel par le renouvellement de la conception du logement social et par la notoriété de son auteur Jean Nouvel » (1). Comme dans nombre d’opérations sociales, un écart entre la valorisation de l’architecture ou le renom des concepteurs, et son appréciation sociale, dont plusieurs travaux ont montré les effets sur leur patrimonialisation (2), est observé ici. En outre, les transformations matérielles effectuées liées à la diversité des formes d’habiter, s’opposent au principe même d’un patrimoine non-dénaturé, authentique. Or les traces de l’habiter dans Nemausus vont participer à sa patrimonialisation, au-delà des caractères du bâti et des intentions initiales de l’architecte (3).

Les aménagements des habitants, constitutifs de l’architecture.
Jean Bousquet, maire de Nîmes labellisée Ville d’art et d’histoire en 1986, invite des architectes d’envergure internationale à y édifier des réalisations phares : il fait appel à Nouvel pour la construction de ces logements sociaux. Les « deux vaisseaux » de Nemausus constituent d’évidence une architecture d’exception dans la production du logement social des années 1980. A l’esthétique brutaliste des lofts, Nouvel entend acculturer les futurs habitants. A l’appui des enquêtes sociologiques des années 90, des photographies montrent les aménagements des habitants, composant avec l’existant, voire le masquant (4). De telles images vont devenir documents d’architecture, retenues (5) pour représenter l’architecture, habitée, de Nouvel, qui répond ainsi à la critique « d’être un architecte refusant que quiconque altère son œuvre » (6). Elles rendent compte d’espaces en devenir que s’approprie Nouvel. Constitutives de ce « patrimoine du XXe siècle », elles figurent dans la plaquette Laissez-vous conter Nemausus publiée par la Ville de Nîmes à l’occasion de sa labellisation et dans la galerie d’architecture contemporaine de la Cité de l’architecture et du patrimoine.

Les habitants, engagés en tant qu’artistes
Au début des années 2000, la réception de Nemausus est clivée, reconnu internationalement comme une « œuvre exemplaire » et pour les Nîmois, « un paquebot à vau-l’eau, déficitaire et critiqué » qui sera réhabilité entre 2007 et 2010. Des associations d’habitants (Bienvenue à bord dès 1997, Les amis du Nemausus en 2001, Les 20 ans de Nemausus (7) en 2007) y organisent des manifestations socio-culturelles et artistiques pour faire émerger de nouvelles lectures de l’édifice et de ses vécus : avec des artistes ou architectes habitants des débuts, des artistes invités, puis des habitants hors du monde de l’art, les plus nombreux avec le temps. Ils construisent ainsi l’image de Nemausus comme une œuvre habitée, à valeur artistique, participant de sa réhabilitation et d’une valorisation patrimoniale élargie.
Aujourd’hui lors des Journées du Patrimoine, des ateliers scolaires organisés par la Ville de Nîmes, des visites des architectes du monde entier, ce n’est pas l’architecture vécue qui peut y être appréciée. Les images des intérieurs habités exposent ce qui reste invisible aux visiteurs et font partie du récit autour des intentions de l’architecte. Elles constituent une tentative de réduire l’écart entre l’appréciation des locataires et celle des experts de la qualité architecturale, de considérer cette architecture habitée, non dénaturée, par les habitants, elles confèrent ainsi une valeur éthique à l’œuvre et à son concepteur.

Image : Borne de présentation de Nemausus, Nîmes ©Anne Debarre

Notes :
(1) Dossier de presse, Nemausus à Nîmes, 1er label “Patrimoine XXe siècle” en Languedoc-Roussillon, 2009.
(2) Auclair E., Hertzog A., « Grands ensembles, cités ouvrières, logement social : patrimoines habités, patrimoines contestés » EchoGéo 33/3015
Naji L., « Innovations “radicales” et patrimonialisation dans le logement populaire : des exemples pour comprendre, enjeux et problèmes de ce “rapprochement” récent », Habiter le patrimoine. Enjeux- approches- vécu, Gravari-Barbas dir., Rennes, PUR, 2005. p. 207-226.
(3) Voir un autre cas : Denèfle S., « Habiter le patrimoine du XXe siècle : l’exemple de la « Maison radieuse » de Le Corbusier à Rézé-lès-Nantes », Habiter le patrimoine, op. cit. p. 51-61.
(4) Photographies de V. Jouve : Campanile Cités Conseil, Nemausus archivécu, Nîmes, 1990 ; de S. Ristelhueber : Rolin J., « Rive gauche, rive droite, Nemausus, les deux vaisseaux de platanes », AA 296, 1988, p. 58-62. Copans R., Neumann S., Nemausus 1, une HLM des années 80, Paris, Les Films d’ici, 1996.
(5) Photographies de P. Ruault : Boissière O., Jean Nouvel, Paris, Terrail, 1996 ; Lloyd Morgan C., Jean Nouvel : The elements of architecture, London, Thames & Hudson, 1998. Photographies de G. Fessy : Béret C., Jean Nouvel : exposition Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou, 2001.
(6) Nouvel J., Propos sur Nemausus, Cobaty, Nîmes, 2007.
(7) Les 20 ans de Nemausus, Duport L. dir., Montpellier, l’Espérou, 2010.

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