« Les Ruines de la patrimonialisation » est un ensemble de manifestations scientifiques né de la volonté de questionner les phénomènes de patrimonialisation selon une approche transdisciplinaire et incrémentale. Le débat fondateur des « Ruines de la patrimonialisation » a pris forme au travers de deux colloques et sera retranscrit dans une publication. Au-delà de ces « productions » les fruits de ces manifestations scientifiques sont principalement destinés à nourrir d’autres colloques et publications que nous aimerions inscrire dans la même démarche méthodologique que celle dont nous allons vous faire part dans les lignes qui suivent. Notre propos n’est pas ici de de porter un regard sur la façon dont un processus de patrimonialisation se déroule mais plutôt sur celle dont des chercheurs peuvent construire un questionnement sur ces mêmes processus de patrimonialisation. Ce texte se propose donc de retranscrire la façon dont le débat est né et comment il continue de s’alimenter.
L’« inflation patrimoniale », telle que la désigne Nathalie Heinich (2009) impacte inévitablement le monde de la recherche : des disciplines de plus en plus diverses portent désormais leur regard critique sur des objets d’étude patrimoniaux qui se démultiplient. Le monde scientifique reflète en cela l’intérêt croissant partagé aussi bien par les institutionnels, que les professionnels ou les habitants pour le patrimoine et plus spécifiquement pour l’obtention de certains labels.
Dans ce paysage scientifique dense, le souhait de porter un autre regard sur ces phénomènes de patrimonialisation est né au cours d’une table ronde organisée fin 2013 au sein de l’Institut National d’Histoire de l’Art dans le cadre des rencontres du Labex Création, Arts et Patrimoine. L’objectif de ces rencontres était justement de questionner les définitions et les enjeux du patrimoine au regard de son extension généralisée [1]. Le propos de chacune des interventions composant la table ronde intitulée « Le classement de Rio de Janeiro au patrimoine mondial de l’humanité, une controverse » a orienté le questionnement sur les conséquences de ces phénomènes de patrimonialisation dans les contextes socio-urbains contemporains en employant le terme de « ruines » pour signifier ce qui est laissé par les processus de labellisation des villes. L’intérêt manifeste qu’a suscité cette table ronde a ensuite impulsé une nouvelle dynamique visant à approfondir cette démarche analytique.
La thématique des « Ruines de la patrimonialisation » s’est dès lors construite avec la volonté d’entamer une archéologie de territoires patrimonialisés en empruntant à cette discipline (l’archéologie) sa capacité d’interroger les ruines. L’enjeu était de regarder les objets patrimoniaux de manière « rapprochée » [2], pour en extraire les traces d’une quotidienneté qui est en train de se dérouler, qui a été perdue et qui sera. L’objectif était de porter attention aux détails matériels et immatériels, qui peuvent nous faire comprendre ce qu’un processus de patrimonialisation et plus précisément une labellisation laisse, oublie, abandonne, transforme et engendre.
Cette volonté d’interdisciplinarité devait également s’enrichir de regards issus d’horizons divers : qu’ils soient disciplinaires, culturels ou géographiques. Ainsi les « Ruines de la patrimonialisation » se sont rapidement structurées en deux temps de rencontre portés par des laboratoires de recherche relevant de champs disciplinaires variés (géographie, urbanisme, histoire, anthropologie) et d’horizons géographiques différents (France et Brésil) [3].
L’appel à communication international, lancé simultanément pour ces deux temps de rencontre, a été structuré afin de mobiliser l’effort de discussion sur ce qui dans les discours et les pratiques patrimoniales est perçu comme « sauvé » tout en étant à la fois ce qui transforme et banalise. Raconter ce que la labellisation laisse sur les territoires, quels territoires elle produit et donne en héritage, a été le sujet de ces rencontres.
Le premier temps de rencontre s’est tenu à Rio de Janeiro en novembre 2014. Il a accueilli des interventions portant sur des lieux, des situations ou des expériences précises. Le fil conducteur de cette rencontre a été de comprendre ce que la patrimonialisation a fait ou fait de cet objet reconnu aujourd’hui comme patrimoine à travers le temps. Entre valorisation, appropriation, touristification et dépossession quels sont les temps de la patrimonialisation qui « enruinent » l’objet labellisé ?
Ces trois journées, qui se sont déroulées dans les murs du musée d’Art de Rio (MAR), ont été rythmées par des conférences et sept tables rondes [4]. Elles ont rassemblé quarante chercheurs issus d’horizons universitaires et géographiques variés [5]. La teneur des débats fût riche et engagée. La dimension citoyenne est effectivement très rapidement survenue par le biais des diverses contestations portées par les habitants et relayées par les chercheurs, face à des projets de transformations territoriales en lien avec une dimension patrimoniale et touristique. Ces contestations qui se démultiplient dans la ville de Rio de Janeiro deviennent également le point de départ de mobilisations et d’initiatives patrimoniales portées par les habitants eux-mêmes. Plusieurs interventions ont montré que ces derniers œuvrent afin de légitimer leur usage d’espaces patrimonialisés. Le constat d’une difficile articulation entre une ville dite patrimoniale et une ville façonnée par les pratiques quotidiennes, a clairement émergé de ces débats. La table ronde portant sur le port de Rio de Janeiro fût certainement le moment le plus dense avec notamment la demande des intervenants de cette table ronde pour un changement de programme afin de ne pas prendre la parole dans les murs du MAR qu’ils considèrent comme l’emblème d’une mainmise économique et politique sur le quartier du port de Rio. Mainmise présentée comme affranchie de tout compromis avec le futur, de toute responsabilité ou d’engagement social, ce qui entraine a fortiori une désappropriation forcée des lieux par leurs habitants. D’autres sujets importants sont ressortis de ces débats comme l’impact d’une labellisation sur les dimensions du quotidien et du banal, soulevant le lien entre la non-visibilité de certains lieux face à la sur-médiatisation d’autres lieux. Pour finir, le discours naturaliste porté par des institutions sur le lien indiscutable et forcément positif entre patrimoine et développement des territoires s’est retrouvé au centre de nombreuses discussions. Face à ce lien qui peut exister mais ne va pas de soi, les débats ont mis en exergue l’importance de reconnaitre que ce discours naturalisant tend à lisser les conflits en dédramatisant le rôle clef de la mémoire des lieux. Effectivement ce discours permet d’absorber et d’englober, dans une posture pacificatrice qui vise à maintenir une ville sans conflits, les tensions générées par la présence simultanée de différentes mémoires pour un même lieu.
Le second temps de rencontre s’est tenu à Paris en mars 2015 [6]. Ces deux journées ont accueilli cette fois-ci des interventions s’attachant à des thématiques transversales d’ordre social ou spatial portant sur les enjeux des politiques publiques, sur les conflits de représentation et leurs retombées urbanistiques, sur les réécritures territoriales et leurs inévitables tensions sociales et pour finir sur les effets des outils et méthodes mis en place par les institutions en charge des procédures.
Les deux journées d’étude, qui se sont déroulées dans les murs de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine et dans ceux de l’Institut National d’Histoire de l’Art, ont rassemblé au cours de cinq tables rondes, vingt-sept chercheurs venant une fois de plus de différents horizons disciplinaires et géographiques. A travers différentes études de cas, cette fois-ci majoritairement européennes, la dimension citoyenne est à nouveau ressortie des débats permettant ainsi de replacer l’ensemble des questionnements du premier colloque (émanant d’études de cas latino-américaines) dans un contexte scientifique international déjà dense sur les imbrications entre patrimonialisation et citoyenneté.
Cette imbrication a été considérée depuis la confrontation des diverses représentations dont est investi un patrimoine urbain dans les discours sur la ville et les disputes qui en résultent entre institutionnels, professionnels de la ville et habitants. L’attention portée aux évolutions socio-territoriales suite à l’obtention d’un label a permis de mettre au cœur des débats les enjeux de citoyenneté émergeant de tensions sociales, face auxquelles certaines municipalités ne sont pas préparées. Pour finir, le rôle des habitants a été mis en valeur dans la confrontation entre les discours institutionnels encadrant les pratiques patrimoniales et les instruments opérationnels établis à leurs fins.
Afin de maintenir une continuité et de mettre en perspective la portée des débats de ce second temps de rencontre avec le premier, certains chercheurs étant intervenus à Rio ont été chargés de coordonner les tables rondes du temps de rencontre à Paris. Ce regard croisé sur le contenu des débats a permis de générer une dynamique fructueuse entre tous les chercheurs désormais animés pour poursuivre l’effort de réflexion.
La publication [7] se présente finalement non pas comme un ouvrage regroupant les actes des deux rencontres mais réellement comme un ouvrage retranscrivant la méthodologie employée pour construire l’effort de réflexions. Cette publication se compose ainsi d’un choix précis d’articles qui tous illustrent la teneur des débats.
Loin de marquer un point final, cette publication se veut aussi le tremplin vers d’autres temps de rencontre qui pourraient se tenir sur d’autres continents avec toujours ce souci de faire appel à une interdisciplinarité pour conserver un regard décentré sur les phénomènes de patrimonialisation.