

Parvu, Sandra, « L’utile ou le beau.. Les valeurs exclusives du patrimoine habité au XXIe siècle », dossier « Patrimonialiser l’habiter : quels usages deviennent-ils patrimoine ? », 14 février 2019, www.reseau-lieu.archi.fr/a30
Résumé
En partant de la lecture de l’ouvrage écrit par l’historien américain Max Page, Why preservation matters ? (2016) et du manifeste Plus (2007) publié par les architectes français Druot, Lacaton et Vassal, j’interroge le tournant pris par le débat contemporain sur la patrimonialisation. En effet, ces deux publications issues de contextes culturels et disciplinaires différents se rejoignent – et en cela, elles sont représentatives d’un mouvement entamé il y a déjà une vingtaine d’années – sur le fait que si par le passé le processus de patrimonialisation se concentrait sur l’objet architectural, aujourd’hui les dimensions sociale et écologique déplacent ce processus vers une prise en compte de la mémoire des habitants, des usages, de l’importance de sa mise en récit et aussi de la nécessité de préserver l’environnement bâti. Quelles implications, ce tournant a-t-il sur le discours architectural et sur les pratiques professionnelles actuelles ?
Tout d’abord, il réactualise un discours dichotomique connu, mais non assumé dans ce cas, entre la valeur architecturale (le beau) et la valeur d’usage (l’utile). Ainsi, Max Page conclut que « la beauté peut donc englober plus que ce que nous imaginons, et s’inscrire dans des formes qui correspondent à des valeurs sociales et éthiques. On pourrait, par exemple, la trouver dans une architecture “laide” ». (Page, 2016 : 173). A défaut d’abandonner entièrement le « beau », il s’agit pour lui de faire bouger à travers l’évolution du discours sur la patrimonialisation, les catégories et principes qui régissent le débat esthétique. Ensuite, il implique une remise en question de l’autorité de l’architecte, ou en d’autres termes de l’architecte en tant qu’auteur. Jean-Philippe Vassal plaide ainsi pour que « le Ministre [de la Culture] ne limite son intervention uniquement quand il s’agit de conserver des bâtiments de Jean Renaudie, Fernand Pouillon ou Jean Dubuisson » (Druot, Lacaton, Vassal, 2007 : 67). Sa position, qui représente le manifeste Plus dans son ensemble, rejoint celle de Max Page en cela que ce n’est pas seulement l’architecture d’auteur qu’il faut préserver, mais également des bâtiments à valeurs usagère et sociale. Ces deux extraits présagent les problèmes posés dans la pratique professionnelle. En effet, si dans le discours une frontière peut séparer l’architecture et l’esthétique de l’utile et du social, dans la pratique, la superposition de ces deux valeurs est quasi toujours coexistante. Dans ces cas, que privilégier ? La forme architecturale ou la transformation avec une mise aux normes ? L’intention de l’auteur ou les besoins des habitants ? En d’autres termes, comment articuler ces deux champs ?
Afin de les étudier plus concrètement, je présente les mises en récit qui accompagnent la transformation récente de quatre opérations de logements réalisées pendant la période des Trente Glorieuses. Les deux premiers cas étudient des situations dans lesquelles il y a concurrence entre valeur architecturale et valeur d’usage au point que le choix de l’une se fait au détriment de l’autre. Les deux derniers décrivent dans un cas, quelques recherches auxquelles aboutissent l’industrialisation de la construction et la disparition dans le temps de la valeur d’usage, et dans l’autre, les conséquences de la disparition de la valeur architecturale dans son sens restreint de reconnaissance d’un auteur et de la participation d’un objet à l’histoire de l’architecture.
Le Village SHAPE construit à La Faisanderie, Fontainebleau par Marcel Lods et Maurice Cammas (1950-1953) et rénovée par Eliet + Lehmann (2009-2011). Ce premier cas est un cas classique de sauvegarde dans lequel la mise en récit historique retient une facette glorieuse de l’immédiat après-guerre pour laisser dans l’ombre les décennies qui ont précédé la vacance des logements. L’objet architectural peut ainsi être restauré en l’absence d’habitants à l’image d’un passé sélectif et en respectant sur la base de documents d’archives autant que faire se peut les intentions initiales de l’architecte.
La Tour du Bois-le-Prêtre construite à Paris par Raymond Lopez (1959-1962) et rénovée par Druot, Lacaton et Vassal (2007-2010). Ce deuxième cas se trouve en quelque sorte à l’extrémité opposée du cas précédent en cela qu’il présente une mise en récit dans laquelle l’usage prime sur l’architecture. La place donnée au présent habité privilégie les besoins des habitants au détriment d’une reconnaissance l’œuvre architecturale de Raymond Lopez, alors que la rénovation est elle-même résolument porteuse d’une esthétique et d’une valeur architecturale pas seulement sociale, mais aussi formelle.
Les Verre et Acier à la Grand-Mare, Rouen construits par Marcel Lods, Paul Depondt et Henri Beauclair (1968-1969). Suite à une série d’incendies, les plots deviennent impropres à l’usage dans l’imaginaire des habitants et dans le rapport d’une commission d’experts. Ce troisième cas sonde plus avant le cas de figure dans lequel la valeur d’usage disparaît et pose la question de la possibilité de garder un objet architectural sans usage.
Le quartier Opéra à la Grand-Mare, Rouen (1968) rénové par Arnaud Bical et Laurent Courcier, bmc2 (2009-2011). L’abandon de la notion architecturale est tout d’abord signalé par la difficulté de connaître le nom de l’architecte qui a construit initialement l’opération. La mise en récit du projet par les architectes qui la rénove met en avant la sauvegarde des usages et les contraintes économiques comme fondatrices d’une nouvelle façon d’appréhender l’architecture aujourd’hui et les pratiques qu’elle engendre.
Guillaume Meigneux, HLM, Habitations légèrement modifiées, 2013, Photogramme (chantier Druot, Lacaton, Vassal, Tour du Bois-le-Prêtre).