Sous la direction d’Alice Sotgia et Remi Wacogne
Le patrimoine « culturel » apparaît, en France comme en Italie, comme un champ d’action bien défini, avec ses institutions et ses professions, à commencer par l’Inventaire des Monuments historiques ou les Soprintendenze. Aussi bien, il se caractérise par la place qu’y occupe l’intervention publique, même si celle-ci est depuis des années mise à mal par la réduction des ressources disponibles d’une part, et par l’expansion qu’a connu ce patrimoine lui-même d’autre part.
En revanche, le patrimoine urbain, que l’on pourrait définir comme l’ensemble des patrimoines reconnus en tant que tels par les autorités publiques dans ce contexte, mais aussi les lieux que des groupes de citoyens y cultivent en tant que « biens communs », reste dans les deux pays une catégorie confuse, qu’il s’agisse de sa définition ou des modalités d’intervention à son égard. Ainsi les « centres historiques » (ou centri storici), qui ont fait l’objet d’opérations d’urbanisme plus ou moins sophistiquées, connaissent une sensible flexion démographique et sont soumis à la pression du tourisme de masse, tandis que les périphéries tendent à être revalorisées, notamment en termes patrimoniaux. La dimension urbaine de ce patrimoine, et à la fois la dimension patrimoniale des villes, émergent cependant avec force, d’une part dans des politiques développées à plusieurs niveaux dont celui international - en particulier par la recommandation de l’UNESCO sur le Paysage urbain historique, étroitement liée aux Objectifs de Développement Durable adoptés par l’ONU -, et d’autres part dans de nombreuses pratiques civiques d’animation et d’appropriation. L’habiter est au centre de ces pratiques, et traverse les échelles et valeurs qui caractérisent le patrimoine urbain ; il est aussi la principale préoccupation de bon nombre des acteurs en jeu.
Ce dossier d’État des Lieux entend de poursuivre les réflexions échangées lors de la journée d’études « Abitare il patrimonio urbano/Habiter le patrimoine urbain », organisée par le Réseau LIEU et la Chaire UNESCO « Patrimonio e Rigenerazione urbana » de l’Université IUAV de Venise avec le soutien de l’Ambassade de France en Italie (Programme Cassini), qui s’est tenue au IUAV de Venise le 11 mars 2019. Il a été proposé aux intervenants de répondre à trois questions transversales qui ont émergé lors de cette journée, du point de vue de leurs propres recherches et/ou de leurs propres expériences professionnelles.
1. Les professionnels et les chercheurs qui s’intéressent aux processus de valorisation des patrimoines urbains ont souvent un rôle ambigu, en tant qu’observateurs, mais aussi acteurs de ces processus : ils portent l’attention sur certains objets patrimoniaux, mais jouent également le rôle de défenseurs contre des valorisations excessives qui mettent en péril
l’existence même de certains lieux. Quel est donc le rôle des professionnels et des chercheurs, face à ce patrimoine urbain valorisé ou qui se prête à être valorisé ?
2. Le patrimoine urbain fait l’objet d’usages et de pratiques multiples, mais aussi d’une consommation de plus en plus intense, qu’il s’agisse d’images, de biens et de services ou encore d’espace (ainsi Henri Lefebvre voyait dans la ville le « refuge de la valeur d’usage »). Quelles valeurs caractérisent aujourd’hui le patrimoine urbain et comment s’établissent-elles ? Quels processus le menacent principalement ?
3. Dans les processus de reconnaissance et de gestion du patrimoine urbain, une pluralité d’acteurs publics et privés, dotés de plus ou moins de ressources, sont en jeu. Ils agissent à différentes échelles, de l’appartement au quartier, du monument au tissu urbain, et répondent à des valeurs diverses, ancrées dans les pratiques du quotidien ou dans une reconnaissance décrite comme universelle. Plusieurs sont également les instruments mis en œuvre : stratégies et politiques, projets de conservation et/ou de réutilisation, formes d’animation et/ou d’appropriation civiques. Quelle est la relation entre la dimension publique et celle privée dans les processus de reconnaissance et de gestion du patrimoine urbain ? Quelle relation existe-elle entre les politiques urbaines à grande échelle et les pratiques de l’ordinaire, qui sont souvent à l’échelle micro du quotidien ?